09-06-2025 11:54 - Reportage | « Fuck Trump » : à Los Angeles, au cœur de la colère contre la police de l’immigration

LE POINT - Maria balaie des débris de verre devant Dale's Donut, l'air inconsolable. Il est 9 h 30, ce dimanche 8 juin, et une demi-douzaine de volontaires s'affairent pour nettoyer ce carrefour, à la frontière entre Compton et Paramount, deux villes de la banlieue sud de Los Angeles qui comptent entre 70 et 80 % de Latinos.
Jusque tard dans la nuit, samedi, des affrontements ont opposé des dizaines de manifestants aux forces de l'ordre. Ces violences, cette sexagénaire arrivée du Mexique à l'âge de 3 ans ne les cautionne pas.
Mais elle les comprend : « Les habitants du quartier sont en colère. ICE [la police de l'immigration] est venue chercher les gens sur leur lieu de travail. Trump avait promis d'arrêter les criminels. Au lieu de ça, il arrête des personnes qui travaillent dur. »
Une demi-douzaine d'opérations de la police de l'immigration ont eu lieu à Los Angeles ce week-end et ont conduit à une centaine d'interpellations, notamment dans le Fashion District et devant un magasin de bricolage près de Downtown, où des ouvriers latinos, certains en situation irrégulière, offrent leurs services.
Quand un élu local a partagé une vidéo montrant des agents d'ICE à proximité d'un Home Depot de Paramount, samedi, et d'une école primaire, la panique a gagné les réseaux sociaux puis le quartier. Des habitants ont érigé des barricades avec des caddies, certains ont jeté des pierres sur des voitures de police. Les violences se sont propagées à Compton, de l'autre côté de l'autoroute, jusqu'à Dale's Donut. L'échoppe est aujourd'hui couverte de tags « Fuck ICE », « Fuck Trump », « Qu'est-ce que l'Amérique serait sans les immigrés ? ».
« Libérer Los Angeles de l'invasion de migrants »
À l'échelle d'une métropole tentaculaire, ces troubles restent limités. Ils sont loin des émeutes de 1992, après le passage à tabac de Rodney King, et de celles du printemps 2020 qui avaient embrasé Minneapolis, Portland ou Seattle après la mort de George Floyd. Mais Donald Trump, qui accuse « les villes sanctuaires » dirigées par des démocrates de refuser de soutenir les efforts d'ICE, a décidé d'envoyer 2 000 militaires de la garde nationale pour « libérer Los Angeles de l'invasion de migrants ».
C'est la première fois depuis 1965 qu'un président américain envoie la garde nationale, une force militaire de réserve, sans qu'un gouverneur n'en fasse la demande. Celui de la Californie, Gavin Newsom, dénonce une « militarisation illégale ». « Ce sont les actes d'un dictateur, pas d'un président », tempête-t-il sur X, accusant le locataire de la Maison-Blanche « de fabriquer une crise » et « d'attiser les tensions ».
« No ICE, no KKK »
Quelque 300 soldats de la garde nationale sont arrivés à l'aube ce dimanche. À la mi-journée, une cinquantaine – positionnés devant une demi-douzaine de blindés légers – monte la garde devant le centre de détention fédéral qui jouxte un bâtiment administratif de la police de l'immigration, à deux pas de City Hall, la mairie de Los Angeles. C'est là que les migrants arrêtés vendredi et samedi ont été amenés dans des fourgonnettes. Certains ont le doigt sur la gâchette de leur fusil d'assaut M4, une arme de guerre utilisée en Irak et en Afghanistan, qui a remplacé le M16.
À ce moment, les manifestants sont moins d'une centaine. Ils haranguent les militaires, les appellent à désobéir. Comme Elizabeth, « fière d'être Américaine et d'origine mexicaine », venue car elle est « en colère ». « On est ciblés. Ma fille m'a demandé si elle devrait avoir sur elle son certificat de naissance juste à cause de la couleur de sa peau. » Naji, un jeune Afro-Américain, mène les chants « No justice, no peace » et « No ICE, no KKK, no fascist USA ». « Ce qu'on voit ces derniers jours, c'est un régime dictatorial. Alors on est là pour résister pacifiquement face à ses militaires armés », confie-t-il au Point.
Chaos et robotaxis incendiés
Un flot continu de manifestants converge devant le centre de détention. Les voitures klaxonnent en soutien. Les drapeaux du Mexique et du Honduras flottent au vent. Des policiers antiémeutes du département de la Sécurité intérieure sortent du bâtiment. Ils sont rejoints par des membres de la garde nationale de Californie, que Donald Trump a fédéralisée, qui serrent les rangs derrière leur bouclier de plexiglas. Et puis la ligne se met à avancer.
« Get back ! » (« reculez »), hurlent les forces de l'ordre, qui tirent des « pepper balls », des balles de poivre, principalement en visant le sol. Un militaire pousse une femme qui tombe en arrière. Un autre asperge un manifestant avec un spray irritant. Puis viennent les flashbangs et les gaz lacrymogènes qui piquent les yeux et brûlent la peau.
Pourquoi une telle démonstration de force alors que les manifestants n'étaient pas violents ? Des sirènes apportent la réponse : les forces de l'ordre voulaient visiblement libérer la chaussée pour l'arrivée d'un convoi composé de plusieurs voitures de police et de fourgons. Certains sont banalisés, sans que l'on sache si des migrants arrêtés se trouvent à l'intérieur.
Comme au cours des deux jours précédents, la situation dégénère en fin de journée. Des manifestants bloquent l'autoroute 101 et certains jettent des cailloux et des pavés depuis un pont sur des voitures de police en contrebas. Des images de robotaxis de Waymo incendiés par des individus masqués tournent en boucle sur les chaînes locales.
On pourrait presque se croire dans le film Civil War d'Alex Garland, qui imagine une Amérique en pleine sécession. Mais pour 99 % des habitants de Los Angeles, la vie continue comme si de rien n'était : la Pride s'est déroulée sans incident ce dimanche et Hugh Jackman a fait le show au Hollywood Bowl.
Reste que ce mouvement pourrait se propager à d'autres villes : des manifestations anti-ICE ont rassemblé plusieurs centaines de personnes à San Francisco et à San Antonio, au Texas. Pour Donald Trump, président autoproclamé de « la loi et l'ordre », le temps presse : sa grande parade militaire doit se dérouler à Washington ce samedi 14 juin.
De notre correspondant à Los Angeles, Philippe Berry