17-10-2015 23:15 - La fin du régime fondateur : le récit d’Abdallahi Ould Bah
Le Calame - La prévisibilité du putsch de 1978 par son chef
J’ai eu l’insigne honneur d’accompagner le président Moktar Ould Daddah et Mariem dans leur retour d‘exil, un mardi 17 Juillet 2001. L’honneur aussi de passer journées et soirées avec eux : leurs premiers moments au pays quitté pour Mariem trois jours avant le putsch de Juillet 1978 et pour le Président le 2 Octobre 1979.
Avant de repartir pour Paris, j’ai commencé d’enquêter sur cette période que je n’avais pas connue : la guerre, le putsch, les divers règnes d’anciens aides-de-camp du « père de la nation » et j’ai rencontré – le 22 Juillet - Abdoulaye Baro, Bocar Alpha Ba, Abdallahi Ould Bah puis Ahmed Ould Sidi Baba, chacun très important ministre de Moktar Ould Daddah, mais à des moments fort différents.
Je ne reverrai qu’à l’automne Abdoul Aziz Sall et Ahmed Ould Daddah. Et je n’interrogerai les putschistes de 1978 qu’à partir de 2005.
Mon entretien avec Abdallahi Ould Bah est le plus informatif parce que – rejoint par Mohameden Ould Babbah – il porte sur la question militaire autant que sur les évolutions politiques. Ni l’un ni l’autre n’a participé à un quelconque gouvernement depuis 1978.
Abdallahi Ould Bah m’est familier depuis la fin des années 1960. L’un des rares mauritaniens qui me tutoie et que je tutoie. Courageux, intact intellectuellement devant la maladie puis la mort, c’est une des figures les plus chaleureuses et affectueuses que j’ai rencontrées dans ma vie d’adolescent prolongé, puis d’homme.
Etudiant puis docteur en médecine, il est opposant au président Moktar Ould Daddah, mais accepte le poste de directeur de la Santé. Comme Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, Ahmed Ould Sidi Baba et Mohameden Ould Babbah, il devient ministre en Août 1971 : d’abord la Santé, puis la Défense en Août 1975, conservée en Janvier 1977, le Développement rural en Mars 1977.
Il quitte le gouvernement en Août 1977 et devient gouverneur à Nouadhibou. C’est là que le trouve le putsch, tandis que Mohameden Ould Babbah est ministre de la Défense depuis Janvier 1978.
Bertrand Fessard de Foucault - Ould Kaïge
Conventions:
AB = Abdellahi Ould Bah
MB = Mohameden Ould Babbah
BFF = Ould Kaïge
L’entretien familier, et pas préparé, a été enregistré. Il donne vraiment l’ambiance des derniers mois de 1977-1978 mais il faut aussi réaliser que la maison de mon hôte était située dans le même îlot que la résidence privée réintégrée par le président Moktar Ould Daddah, vingt-trois ans après les faits. Qu’enfin, Abdallahi Ould Bah allait se rendre chez celui-ci dès que serait finie notre conversation. J’ai maintenu le langage parlé
Mohameden Ould Babbah m’excusera, je l’espère, de n’avoir pu le consulter avant cette publication.
Pour le Président et ses coéquipiers, c’était (le) « Doyen ».
Le 28 Avril 2009, le Calame a publié mon enquête en France sur la part qu’aurait eue l’ancienne métropole dans le putsch de 1978. Me l’ont nettement démenti René Journiac, « monsieur Afrique » du président Giscard d’Estaing, et Pierre Messmer, ancien de Mauritanie s’il en est, ancien ministre des armées du général de Gaulle et ancien Premier ministre de son successeur, Georges Pompidou.
BFF . . . depuis ton entrée au Gouvernement et au Bureau politique, comment as-tu vu fonctionner le pouvoir, dans les années 1974-1978 ? Est-ce que tu as vu arriver le putsch ? quelles sont les causes ? et puis que tu me dessines un peu la physionomie des successeurs et que tu me parles enfin du grand événement, peut-être presque plus important que 1978 ou que les événements de 1966, à savoir 1989 et les « pogroms » avec le Sénégal : ce qui a été semble-t-il des massacres, au moins des deux côtés.
AB - En réalité, pour te dire, le putsch… les Français, je pensais qu’ils devaient ne pas nous avoir en odeur de sainteté, mais apparemment ce n’est pas le cas.
BFF - Non, ils jouent TAYA depuis le début.
AB - Oui, ils jouent TAYA depuis le début. Un ami m’a dit avoir retenu de l’ambassadeur français au Bénin qu’il avait été à la conférence des Ambassadeurs et que l’importance accordée à la Mauritanie l’avait surpris.
C’était en 1991 [i]. Cet ambassadeur ajouta : ce que je sais, c’est que votre ex-président n’est pas apprécié par le Quai d’Orsay. Il paraît qu’il a fait trois choses que les Français ne lui pardonnent pas. La révision des accords de coopération, la création de la monnaie, la nationalisation de MIFERMA, et ce qu’ils ne pardonnent pas du tout, c’est de n’avoir pas été informés. Cela, ils ne le pardonnent jamais.
BFF - … que vous ayez été capables de garder le secret.
AB - Qu’à cela ne tienne, le Président d’ailleurs n’est plus, mais il y a son frère. Le diplomate lui a dit : il paraît que c’est tout comme… ou même c’est pire ! Qu’est-ce que vous allez faire dans ces conditions ? Il a dit : je crois, d’après ce que j’ai compris, qu’ils vont soutenir Ould TAYA, mais ils ne lui laisseront pas la bride sur le cou, comme ils l’avaient fait à Ould DADDAH. Ils suivront de près ce qui se fait.
Moi, donc, je crois que la France a joué un rôle dans ce qu’il s’est passé. J’étais à Nouadhibou. Le Président m’avait envoyé comme délégué à Nouadhibou. TAYA, à son coup d’Etat, j’ai été arrêté. Je savais que çà n’allait pas bien, que le contrôle de la situation n’était pas très bien contrôlée là. Il y avait un laisser-aller.
BFF - Tu avais été remplacé à la Défense ?
AB - J’ai été remplacé au mois de – au mois de Février ? – au mois de Juillet-Août 1977, oui 1977. Je n’étais même pas présent, j’étais à l’époque ministre de la Santé. Et tu es redevenu ministre de la Santé en 1978 ? Non, en 1978, j’ai quitté… fin 1977, le Gouvernement. J’étais devenu, après la Santé, je suis allé à la Défense.
En 1974-1975, j’étais à la Défense, et en 1976, on m’a changé de la Défense pour aller au Développement rural, du Président, ce que je ne voulais pas, mais mon avis n’a pas été demandé, je n’étais pas là, j’étais à la conférence de l’… au Tchad, et à mon arrivée à Dakar, j’ai appris qu’il y avait eu un remaniement, je suis rentré ici le soir.
On me l’a appris, cela ne m’a fait ni chaud ni froid. Parce que moi, n’aurait été le respect que j’ai pour le Président et je savais partir depuis longtemps, et je lui ai dit plusieurs fois que je ne voulais pas rester. Il m’a dit : je sais que…lorsque je suis venu de Dakar, le lendemain, je suis venu voir BARO…Abdoulaye, et je ne sais pas si tu l’as vu ? Je l’ai déjà vu hier, il est presque ton voisin, je tâcherai de le revoir un moment demain, qui était à l’époque ministre d’Etat.
Moi, j’étais sous ses ordres parmi les ministres, c’était au Développement. Je suis venu le voir l’après-midi. J’ai dit, moi je me considère toujours comme ministre, puisque je n’ai pas encore été informé de mon départ. Il a commencé à rire, il a téléphoné au Président. Il lui a dit que je n’avais qu’à passer le voir. Je suis venu voir le Président.
Je lui ai dit que franchement, pour moi, cela m’était égal un ministère, et que depuis d’ailleurs il a créé les structures… les ministères d’Etat, je crois que c’est un fiasco, et que moi, personnellement, étant donné la situation difficile, où se trouve le pays, je ne veux pas attirer l’attention, ni chercher à partir, mais que s’il peut me libérer à l’occasion de ce remaniement, je préfère.
Que je n’aspire pas… j’ai trouvé qu’il m’avait nommé président du conseil d’administration de SONIMEX. Je lui ai dit, Monsieur le Président, ce sont ces structures-là qui nous ont amené dans cette situation. Il ne faut pas créer… vous venez de sortir les ministères d’Etat, il ne faut pas créer ces présidences-là qui ne riment à rien.
Des conflits permanents entre les directeurs et les présidents du conseil, et je crois que ce n’est pas utile. Au début, il m’a regardé un peu comme çà. Il m’a dit, mais si… je n’ai pas été distingué par un départ… puisque j’ai donné à tout le monde ces présidences, et moi j’y ai beaucoup réfléchi, je préfère que tu acceptes, mais si cela ne t’arrange pas, je n’insiste pas, tu le sais.
Je lui ai dit, franchement, je ne triche pas avec vous, c’est la réalité… et puis si c’est l’aspect matériel qui vous préoccupe, même en tant que médecin, avec les indemnités que vous venez de donner aux médecins, c’est pratiquement le salaire que j’ai comme ministre, et si je reste un peu dans cette tâche, je risque d’être un cas social puisque cela fait six ans que je n’ai pas travaillé ma médecine.
Lorsque je lui ai dit ça, il a commencé à flancher. Il m’a dit : mais non, j’ai réfléchi à ça, pour toi d’ailleurs, je pense pouvoir décider à ta place, sans te consulter et c’est une erreur parce que je ne confonds pas les relations personnelles avec le travail politique, mais si tu refuses, cela risque de créer des précédents.
D’autres pourraient refuser. Je lui ai dit : moi, je ne refuse pas. Je vous dis seulement ce que je veux : je ne triche pas avec vous. Si vous pouvez me libérer, je le préfère. Vraiment, sur tous les plans, je ne perds rien, et surtout ce conseil d’administration. Il m’a dit : non ! il faut que tu acceptes, mais je te garantis que dans quelques mois, trois ou quatre mois, je te libère.
BFF - On était à quelle époque, là ?
AB - On était en Août 1977. Au mois d’Août 1977, et je lui ai dit que… il m’a dit, moi, j’ai beaucoup réfléchi, à cette structure, si vous refusez, cela risque de la mettre en l’air. Je lui ai dit, Monsieur le Président, avec tout le respect qu’on vous doit, je crois que ce sont les résultats de vos réflexions qui nous ont amenés là où nous sommes.
Et il est temps, je le dis, de se ressaisir, parce que çà ne va plus. Il m’a dit, en tout cas, je te le demande. Je lui ai répondu, il n’y a pas de problème, si vous me demandez d’être balayeur, je le ferai. Finalement, je n’ai même pas été président du conseil, parce que deux semaines après, ils m’ont nommé comme gouverneur de Nouadhibou, délégué à Nouadhibou. Je suis allé chez MOUKNASS, on déjeunait ensemble et il y a Sidi Baba et Babah qui sont venus me voir.
Pour me dire, c’était en Bureau politique, le Président a proposé plusieurs gouverneurs pour Nouadhibou, il y en a un qui a demandé à être excusé : Dah Ould TEISS et on t’a proposé, et le Président leur a dit, d’ailleurs, même si c’est lui… malgré que ce soit un parent très proche, c’est celui parmi vous que je connais le moins, mais je crois qu’il ne triche pas.
Le Président leur a dit : la dernière fois que j’ai parlé avec lui, j’ai eu l’impression que la politique ne l’intéresse pas. D’ailleurs, à moi, il me l’a dit : c’est la première fois que je vois quelqu’un qui veut revenir à son métier.
Ainsi Camara Seydi Boubou, c’était à l’époque le directeur de la Fonction publique. Je lui ai répondu : il n’y a pas d’inconvénient à revenir à son métier, et moi, je vous le dis franchement, cela m’honore, cela ne me déplaît pas, et dans les circonstances actuelles, je préfère les critères de Camara Seydi Boubou. J’ai été assez dur avec lui.
BFF - Oui !
AB - … mais le Président a ce… il est extraordinaire, c’est qu’il supporte tout. Et il n’a pas de complexe, on peut lui dire tout.
BFF - Tu as l’impression que le régime en général, et le système de Moktar Ould Daddah était en péril, enfin… ne fonctionnait plus bien.
AB - Absolument. Absolument. Personnellement, je savais que le coup d’Etat risquait de se faire.
BFF - Tu avais été ministre de la Défense, donc, pendant les deux premières années de guerre.
AB - La première année de guerre, seulement la première année !
BFF - Alors comment cela s’est passé ? et comment tu sentais les militaires ?
AB - Les militaires ? d’ailleurs, je les sentais avant même d’être ministre de la Défense. J’ai lu des rapports au ministère de la Défense, les dossiers que j’ai lus, quelqu’un qui les lit, n’aurait jamais nommé Mustapha comme chef d’état-major !
BFF - Il était toujours pressenti pour le coup d’Etat ?
AB - Il était pressenti. J’ai vu une lettre qu’il a écrite au Président en 1968, lors d’une bagarre qu’il avait eue, je crois, avec le Colonel M’Bareck, soutenant que le pouvoir cherche à diviser l’armée et les officiers. Or, une armée qui n’est pas réunie… qui n’est pas unie, lui, il n’en veut pas.
Et moi, en le lisant, je savais qu’il pouvait être dangereux pour le pouvoir. Je le savais d’autant plus que j’étais à Néma : le Président m’avait dit qu’il a choisi Néma pour moi, quand je suis rentré de France, comme médecin. Je ne connaissais pas Néma, je croyais que c’était un très bon poste. J’ai accepté avec plaisir, et je ne l’ai pas regretté, parce que les gens étaient assez sympathiques.
A Néma, j’ai eu – ce que je ne lui ai jamais dit, à lui, d’ailleurs – j’ai eu deux amis officiers, Hamoud Ould NAJI, resté longtemps ensuite chef d’état-major à l’époque, et Cheikh Ould Boïde qui était directeur de la gendarmerie, et mon promotionnaire. Et ils m’ont dit qu’en 1966, Mustapha leur a dit lors des événements de
Février-Janvier, entre les éléments du sud et des éléments de l’armée maure, que Mustapha leur a dit : écoutez, les civils ont échoué. Si vous voulez faire quelque chose, moi je suis un des vôtres.
Et Cheikh Ould Boïde m’a dit qu’il lui a dit : écoute, il ne s’agit pas de ça. Parce qu’on leur avait dit, d’arrêter une dizaine de Maures, dont Cheikh Ould KHATTARI, … Ould Ouadi. Cheikh Ould Boïde était chef de corps de la gendarmerie : je peux les arrêter, on ne doit pas parler de ces problèmes.
Bon ! Hamoud Ould NAJI m’a dit que lorsque Mohamed Ould Cheïkh, secrétaire général de la Défense, était passé à Kiffa, au moment de leur départ, Mustapha lui a serré la main et lui a dit, il faut vous préparer. Il va arriver quelque chose, le sang va couler. Il m’a dit : je n’ai pas accordé d’importance à cela, mais depuis j’y réfléchis. Je n’étais pas de son groupe et lui était plus proche de M’Bareck.
Pourquoi cette confidence ? En 1974, j’étais ministre de la Santé, responsable du plan d’urgence de lutte contre la sécheresse. Je suis allé à Néma, je l’ai vu, il était commandant de cercle ou gouverneur à Néma, et je n’avais rien à reprocher à sa manière de travailler.
Il m’a présenté un travail remarquable, très clair. J’étais d’ailleurs très content de son travail. Et sa femme, son épouse est une sage-femme et moi j’étais ministre de la Santé. Elle venait d’accoucher, et puis on discutait… à un moment je suis sorti du salon, sans regarder si Mustapha était dans le groupe ou non, et je suis allé dire bonjour à sa femme. Et je fus très surpris…
Arrivée de Mohameden Ould Babbah
MB – Apparemment, Abdallahi voulait nous faire parler ensemble.
AB - J’avais besoin même de son concours. Ta première question sur le coup d’Etat, c’est « Doyen » qui était le ministre de la Défense. Il connaît mieux que moi ces choses…
BFF - Je vous fausse compagnie dix minutes pour essayer d’attraper Mohamed Salah chez le Président pour obtenir un rendez-vous. Et ensuite, je suis avec vous jusqu’à ce que vous soyez vous-même chez le Président. Mohamed Salah ? c’était votre bête noire à tous, en particulier à toi et aux jeunes.
AB - C’est la vie, on dit que seuls les imbéciles ne changent pas.
MB - c’est un conflit de générations.
AB - En réalité, moi j’ai travaillé avec lui lorsque j’étais ministre de la Défense, il était le ministre d’Etat chargé de la souveraineté interne. On a eu beaucoup de problèmes, mais je lui reconnais beaucoup de qualités, et … lorsqu’il m’a appelé pour me dire que le Président veut me recevoir, c’était pour me remercier, pour me dire que je quittais la Défense, je suis revenu le voir. Le Président avait repris la Défense.
Mais le Président, son erreur, que je crois personnellement, monumentale, a été de le libérer – lui, Ahmed Ould Mohamed Salah – de l’Intérieur. Parce qu’il avait beaucoup de rapports, beaucoup de relations. Et il a mis un ami : Moujtaba, qui était un peu en dessous de tout. BABAH est un nationaliste, patriote mauritanien, mais il n’a jamais été excessif en quoi que ce soit, ce n’est pas son genre d’ailleurs.
BFF - Je ne vous voyais pas en ministre de la Défense.
MB - Moi, non plus !
BFF - Et vous l’avez été.
MB - Trois mois, quatre mois…
AB - Moi, je le voyais, et il a bien travaillé d’ailleurs, le peu de temps qu’il est resté là-bas, sauf qu’il a fait une confiance aux militaires qui ne le méritaient pas. Bouna Moktar, chef d’état-major, était en même temps ministre de la Défense aussi.
BFF - Quand vous avez été nommé ministre, c’était Mustapha qui a été nommé en même temps que vous.
AB - Oui, en même temps… mais ! c’est « Doyen » qui l’a nommé !
BFF - Et vous avez vu venir le putsch, quant à vous ?
MB - On a eu quelques informations, mais je n’aime pas en parler, parce que le recul historique
BFF - manque encore ?
MB - parce que les acteurs sont là ! Et sont même bien placés, encore. Je crois que c’est un dossier qu’il faut ouvrir un peu plus tard.
AB - En réalité, nos gens ne voyaient rien venir, mais c’était clair comme l’eau de roche. Que ça devait se passer.
Juste un mot, à propos de Mustapha : lorsque je l’ai vu en 1974, à Néma, comme gouverneur. Je suis rentré dans sa chambre à coucher pour dire bonjour à sa femme. Je le trouve sommairement vêtu dans l’antichambre, avec une dizaine de vieilles femmes, mal habillées et avec des bassines, de grosses assiettes pleines d’eau et avec des queues de vaches, là… qu’ils mettaient dans cette eau et ils le bastonnaient.
Lui, il se couchait, il se tordait de douleur. D’ailleurs, par inadvertance, sans réfléchir, j’ai dit : comment Mustapha, tu en es arrivé toi, là. Il m’a dit : qu’est-ce que vous voulez, monsieur le ministre, la médecine moderne n’a rien pu faire pour moi, je suis obligé de me fier à la médecine traditionnelle. Je n’ai dit çà à personne, même pas à Moktar.
Mustapha le soir est venu discuter avec moi jusqu’à deux heures du matin, Hamoud Ould ABDEL WEDOUD était là, qui a été gouverneur de la Tiris el Gharbia, et qui est contrôleur d’Etat. Vers deux heures du matin, Hamoud nous a dit : bon, les amis, vous ne semblez pas vouloir dormir, moi je connais mes limites, je vais me retirer, il a pris son picot, il est parti dormir sur une terrasse à côté. Je suis resté avec Mustapha.
Mustapha, je vais te poser une question qui n’a pas de valeur actuellement. Mais on m’a dit que lorsque tu étais chef d’état-major, tu as remplacé M’Bareck, que tu avais dit aux militaires que tu étais prêt… à un des leurs et que s’ils voulaient faire quelque chose, tu étais à leur disposition. Je ne lui ai pas dit les officiers qui m’avaient dit cela, mais je lui ai dit : qui sont encore dans l’armée… m’ont dit que tu leur as proposé ça. Il a piqué une de ces colères.
Il m’a dit : moi, je n’ai rien à voir avec vous, je ne reconnais pas les ministres, je n’ai à voir quelque chose qu’avec Moktar Ould Daddah. Et s’il n’a pas confiance en moi, il n’a qu’à me laisser retourner chez mes parents à Kiffa.
Il était très énervé. Mustapha, je lui ai dit : il est trois heures du matin, maintenant, on discute, ce n’est pas moi en tant que ministre et toi, en tant que gouverneur, nous étions promotionnaires au collège de Rosso que j’ai quitté en 1953.
Je t’ai posé cette question à titre de curiosité, ma curiosité est satisfaite, maintenant je sais que c’est vrai. Il est parti dormir et le lendemain, il est venu, on a continué le travail qui était bien fait. Et je suis venu, je n’ai dit çà à personne, je ne l’ai dit qu’à mon ami Babah quand celui-ci a pris la Défense.
Babah d’ailleurs : toute cette période, et je crois que c’est volontaire, il l’a oubliée. Il m’a dit qu’il ne se souvenait pas de ce que je lui avais dit à Nouadhibou. Un jour, par hasard dans une invitation, il y avait Mohamed El Moktar Ould BAH : tu te souviens, hein, Doyen ? L’ancien dissident qui m’a dit : docteur, j’ai fait ta commission à Babah, mais il n’a rien voulu entendre.
On disait qu’il allait nommer Mustapha. J’ai dit à Mohamd’El Moktar, tu dis à Babah qu’il peut nommer qui il veut parmi les officiers, sauf Mustapha. Il ne faut pas qu’il le nomme. Mais Mustapha était déjà nommé. Babah est venu me voir à Nouadhibou, il m’a dit, je n’y suis pour rien. C’est ton parent qui a fait ça. C’est Moktar et c’est sur le conseil de Cheïkhna, figure-toi, il rit …
BFF- c’est un comble !
AB - Oui, c’est ce que m’avait dit « Doyen ». Dis donc, est-ce que tu te souviens de ça ?
MB - Je crois même t’avoir dit que c’est Moktar qui l’a nommé.
AB - Et, ce sur le conseil, tu m’as dit, de Cheïkhna ?
MB - Peut-être,
AB - Tu m’as dit même qu’il lui a dit qu’il n’avait plus confiance en quelqu’un du Trarza. Il faut qu’il prenne quelqu’un de l’Est parce que la situation est difficile.
BFF - Est-ce que le Président n’avait pas songé que Bouna Moktar s’appuie trop sur la France, dans toute l’affaire, et est-ce qu’il n’avait pas des défiances qui n’étaient pas du tout du même ordre qu’avec Mustapha, mais il n’était pas forcément en phase avec Bouna Moktar. Ni en 1965 ni en 1978.
AB - Je ne peux pas te dire, parce que le Président : la façon dont il appréciait les gens, il est le seul à la savoir.
MB - Moi, je peux vous répondre que non ! D’abord M’Bareck n’a pas une personnalité très marquée… Bouna Moktar n’avait engagé aucun plan, ni avec la France, ni avec aucun autre. Je ne le crois pas.
AB - Tu as raison, je crois, ce n’était pas une menace pour le pouvoir ni pour le Président, il était même assez proche du Président même si le Président ne l’appréciait pas beaucoup. Les gens de l’Est et une certaine opposition travaillaient contre lui : Cheïkhna, Hamoud Ould AHMEDOU, Mustapha. Et il y avait Moujtaba qui était très proche de lui, Ba Mamadou Sambouly qui était un ami à lui, très attaché. « Doyen » m’avait dit à l’époque : que c’était Cheïkhna qui le lui a proposé !
MB - En réalité, non ! non ! Je crois que le Président a nommé Mustapha pour des raisons très objectives. Pour lui, c’était une raison de droit… Moktar a l’esprit très juridique. Du juridisme même.
BFF - Deux choses, alors. La première toute petite. Quand le Président sait le samedi soir pour le lundi matin exactement le complot et les noms, parce qu’il les a su le samedi après-midi, pendant une réunion du Bureau politique, est-ce qu’il avait encore – à quarante-huit heures du coup d’Etat – les moyens, avec vous, de stopper le coup d’Etat ? de remplacer les gens et de renverser la vapeur ? C’est la première question…
AB - « Doyen » est mieux placé parce que, moi, j’étais à Nouadhibou. Je donnerai mon point de vue, mais…
MB - Non ! matériellement : non ! Sur place, d’abord l’élément central le plus important c’était Mustapha. Les autres, en réalité, n’étaient pas sous la main. Tels que (suivent des noms que je ne saisis pas) JIDDOU, ils avaient leurs unités de commandement. Cependant, ils étaient en mouvement vers Nouakchott, donc même Mustapha arrêté... Parce qu’à Nouakchott, il n’y a qu’une seule… il y a un groupement qui est, encore, impliqué : Ahmedou Ould Abdallah, qui est dans le putsch. Moi, je crois que…
AB - Moi, je te dis … que s’il avait bougé le moindre doigt, rien n’aurait eu lieu. Ahmedou Ould ABDALLAH, il devait faire le coup d’Etat, le samedi. Et il a fait une sortie à Idini, soi-disant une manœuvre : pour ne pas faire le coup d’Etat. Et Mustapha, d’après ce que Mohamed Ould CHEÏKH m’a dit, il m’a dit que c’est Hamoud Ould AHMEDOU qui lui a dit cela, que lorsque… Ahmedou Ould ABDALLAH n’est pas venu, le colonel, n’est pas venu à une heure précise les arrêter en réunion du Bureau politique, Mustapha est parti se cacher à Toujounine. D’ailleurs, il voulait même fuir.
BFF - Parce que Mustapha était au bureau politique ? pendant qu’ABDALLAH devait coffrer tout le monde ?
AB - C’était Cheïkhna : il devait les retarder jusqu’à ce qu’ABDALLAH vienne les arrêter.
BFF - Il était le chef du patronat, oui…
AB - Il était surtout une personnalité importante de l’Est, il avait toujours des problèmes avec Moktar, bien que Moktar ait tout fait pour lui. Mais, moi je crois que si jamais… lorsque ça n’a pas eu lieu le samedi, j’ai vu quelqu’un qui avait vu ATHIE… Hamatt ATHIE qui était au Génie, chez qui le Président est venu, après le coup d’Etat. Il lui a dit qu’il a passé toute la nuit sans dormir, que lorsqu’un chat bougeait, il pensait qu’on venait l’arrêter. Parce que Mustapha est parti se cacher. Je crois que le dimanche soir… il a eu lieu quand le coup d’Etat ?
BFF - A quatre heures du matin, pour le Président.
AB - Ce n’est que le dimanche soir, après avoir écouté la radio pendant quarante-huit heures, qu’ils ont vu que rien ne bouge, rien du tout, que Mustapha est revenu à l’état-major. Et qu’il a repris…
BFF - en changeant le plan…
AB - Il n’a rien changé ! Mais d’ailleurs même, si seulement on avait mis Cheïkh Ould BOÏDE, ici ! Quelqu’un de la gendarmerie, qui n’était pas au courant, le mouvement se serait arrêté. S’il y avait le moindre truc, ils se seraient tous cachés,
BFF - de peur ?
AB - Ah oui ! de peur. Quelqu’un m’a dit que le Président lui a dit : je ne sais pas si c’est vrai – qu’il n’était pas au courant tout à fait de tous les membres…
BFF - … la liste complète de tous les conjurés ?
AB - La liste complète, oui ! il était au courant que cela bougeait… qu’il y avait quelque chose, et on lui a parlé de BNEÏJARA, un civil, qui était à la Banque centrale et qui avait dit à Ahmed Ould ZEIN … le sang qui va couler… Baham a dit cela aussi, à un ou deux. Mais le Président n’y a pas cru… quelqu’un m’a dit que l’ambassadeur de France a informé un peu le Président et que le Président n’a pas voulu entendre… l’ambassadeur d’ailleurs n’était pas tout à fait au parfum.
Ce n’est pas très clair. Il venait me voir à Nouadhibou, où j’étais délégué. On parlait librement. Il m’a dit que la Mauritanie doit faire attention, et le consul de France… le consul d’Espagne, aussi, me l’avaient dit. Mohamd’El Moktar Ould BAH, à son passage à Nouadhibou, lorsque je lui ai parlé de Mustapha, m’a dit qu’il avait vu MESSMER et que celui-ci a l’impression que la situation va changer.
Moi, je crois que la France était en plein dans cette histoire. L’ambassadeur, je ne crois pas, mais les services spéciaux, oui. JOURNIAC a dit à un de mes confrères français qu’il était venu ici, dans un avion, un petit avion venant de Dakar, je crois, deux jours avant le coup d’Etat, et que le coup d’Etat l’a trouvé à Nouakchott.
BFF - René JOURNIAC était à Nouakchott, le jour du coup d’Etat ?
AB - Oui, deux jours avant … Il ne lui a pas dit, bien sûr, qu’il était venu pour le coup d’Etat, mais il lui a dit : moi, le coup d’Etat m’a trouvé à Nouakchott. Il m’a dit d’ailleurs qu’il était invité chez eux, à Paris. Et la femme lui a dit : moi, j’étais très inquiète pour mon mari qui se trouvait à Nouakchott.
BFF - Ah oui ! parce qu’il y avait l’ambiance aussi… les otages enlevés..
AB - A l’époque, non ! c’était calme ! Doyen, c’était à peu près calme ? sur le plan militaire c’était assez calme.
BFF - La guerre pouvait être gagnée, militairement ?
MB - Je ne sais pas, je ne suis pas un stratège… je crois que les Jaguar étaient très efficaces. Je crois aussi que… les Polisario étaient fatigués à cette époque.
BFF - L’Algérie ne soutenait que… pas à cent pour cent ?
MB - Ils fournissaient tout de même une base arrière pour être…
AB - Comme disait Doyen, depuis l’intervention des Français, l’évolution de leur aviation, a enrayé l’efficacité du Polisario.
MB - Moi, des trois mois et quelques que j’ai passé à ce poste de ministre de la Défense, je crois qu’il n’y a eu qu’une seule ou deux attaques du Polisario, sur le chemin de fer d’ailleurs.
BFF - Parce que c’était le point faible.
MB - Mais ils n’osaient plus attaquer.
AB -’C’était difficile d’arrêter ou de gagner, parce que les Français s’étaient fatigués assez vite des interventions des Jaguar.
MB - C’est une guérilla…
AB - Ils n’ont fait que trois interventions, je crois. Et puis d’après ce que m’ont dit les militaires à Nouadhibou, quand on les appelait, ils disaient : si vous ne pouvez pas arrêter trois ou quatre voitures, ce n’est pas la peine… nous ne sommes pas là pour nous battre à votre place. Cela a joué. Je pense que nous étions fatigués, aussi.
MB - Oui, oui !
AB - Et je pense que nos officiers ont commencé à vouloir trahir un peu, certains d’entre eux. Les militaires qui ne veulent pas.… Qui ne veulent pas la guerre, ou qui, même, sont plus proches du Polisario : il y a des parentés, des choses comme cela.
à suivre
Les militaires successivement au pouvoir
Les événements d’Avril-Mai 1989
L’avènement d’Ould Taya
[i] - après treize ans de dictature militaire et d’interdiction de tout mouvement politique, Maaouya Ould Sid’ Ahmed Taya a soudainement établi par referendum une Constitution (Juillet 1991), autorisé la formation de partis et promis une élection présidentielle à tenir en Janvier 1992 : il avait été impressionné par la chute du général Moussa Traoré au Mali, bien plus que par les avertissements donnés au sommet franco-africain de La Baule en Juin 1990, par le président Mitterrand.