12-01-2017 17:33 - Sophie Caratini, la sagesse des péchés
Traversees-Mauritanides - Une bibliothèque digitale multilingue sur la Mauritanie, avec des sources inédites, sera sous peu une réalité pour tous les chercheurs. En attendant Sophie Caratini, une des chevilles ouvrières de ce gigantesque projet, sort ce 20 janvier aux éditions Thierry Marchaisse, Antinéa mon amour.
Sophie Caratini, anthropologue spécialiste du Sahara Occidental et de la Mauritanie, continue son exploration de l’histoire. Après Les enfants des nuages (Ed. du Seuil, 1993), La Fille du chasseur (Ed. Thierry Marchaisse, 2011) et Les sept cercles. Une odyssée noire, elle publie Antinéa mon amour, chez le même éditeur.
Dans la même narration romanesque que Mariem, fille de chasseurs N’madi, on accompagne le portrait attrayant de Moussa Djibi Wagne. Enfant du Fouta, ancien du Groupe Nomade d’Atar, « tirailleur sénégalais », la vie de ce militaire se construira dans l’errance ; des rives du fleuve Sénégal au Nigéria, en passant par les grands espaces nomades, le monde des femmes et les surprises cruelles du destin.
Mais l’homme, au crépuscule de son existence, affiche la retenue et la sagesse.
A travers le même souffle, passionnant, Antinéa mon amour est un autre récit. On y découvre le quotidien de Jean du Boucher, dans une unité méhariste chargée de conquérir l’extrême Nord de la Mauritanie dans les années 30.
Alors qu’on lui confie le commandement d’une section de tirailleurs sénégalais, l’épreuve du terrain conduit l’officier français à l’exercice dur métier de chamelier et l’amour de la chasse à la gazelle. Découvrant la société maure, sous ses différentes facettes, il rêve de combattre les seigneurs du désert que sont les Rgaybat. Alors que Moussa s’assagit, du Boucher rumine des ambitions. Deux portraits nourris de leçons.
La sagesse des péchés
Traversées Mauritanides : Sophie Caratini, une amie de toujours de la Mauritanie. Il n’est pas rare de vous croiser au détour d’une ruelle à Nouakchott. Vous y habitez ?
Sophie Caratini : Non, je n’ai jamais résidé à Nouakchott, ni nulle part en Mauritanie. Je suis toujours venue en mission dans ce pays pour des séjours de quelques mois au plus. Et en général je ne m'attardais pas à Nouakchott. La première fois, c’était en 1974, à une époque où Nouakchott était un village et où la majeure partie de la population maure que j’étais venue étudier était nomade.
La culture mauritanienne m’est d’emblée apparue à l’extrême opposé de celle des Européens sédentaires et citadins, elle l’est toujours en grande partie, donc soit on vit dedans, soit on s’installe à côté, et là, paradoxalement, la distance risque de se creuser davantage.
Or je voulais éviter cette coupure. La richesse de l’approche anthropologique reposant sur une immersion du chercheur dans la société qu’il étudie, j’ai habité avec des familles mauritaniennes, dans leur espace et à leur rythme.
Vivre à Nouakchott « à la française » comme le font les expatriés n’aurait pas de sens pour moi. Et cela sans compter que j’ai le bonheur d’avoir une famille, et que j’ai eu le souci de donner à mes enfants des racines culturelles solides. Pour cela il faut grandir chez soi, le voyage vient après.
En revanche, depuis une dizaine d’années, je loge chez moi des jeunes étudiantes mauritaniennes, leur permettant ainsi de faire à leur tour l’expérience de l’altérité radicale que représente le vécu quotidien d’une famille française. C’est une autre manière d’être proche de la Mauritanie. Pour moi, la véritable rencontre ne peut se produire qu’en allant vivre un temps les uns chez les autres.
Traversées Mauritanides : Quels projets vous amènent en ce moment ?
Sophie Caratini : Je travaille avec le CEROS, qui est le Centre d'Études et de Recherches sur l'Ouest Saharien que dirige le Dr. Mohamed Fall Ould Bah. Nous nous attelons à constituer des équipes mixtes – réunissant des chercheurs européens et mauritaniens – pour monter des projets de recherche en commun. Il nous semble essentiel, dans le contexte de crise que nous vivons tous, de maintenir les liens entre nous.
Nous venons de finir une étude financée par le département recherche du siège de l’AFD à Paris intitulée « L’islam sahélien, facteur de paix une approche historique » qui s’inscrit dans le cadre d’un grand projet de portail web dynamique dédié à la mise en ligne des sources occidentales et africaines de l’histoire de la Mauritanie : BIBLIMOS (Bibliothèque Digitale Multilingue des sources inédites de l’Ouest Saharien).
L’accès direct aux sources devra permettre aux Mauritaniens d’écrire leur histoire selon leur point de vue, et de constituer ainsi le socle identitaire solide dont leur jeunesse a de plus en plus besoin dans un contexte d'émigration rurale intense. Cette entreprise que nous nous efforçons de réaliser est fortement soutenue par le Président de la République mauritanienne, Son Excellence Mohamed Ould Abdel Aziz, et par la Primature.
Traversées Mauritanides : Deux ans après Les sept cercles, Antinéa mon amour. Ce troisième récit vous tenait à cœur, pour boucler une trilogie?
Sophie Caratini : C’est bien une trilogie. Et mon éditeur, Thierry Marchaisse, souhaite pouvoir présenter les trois volumes dans sa maison d’édition. Mais le premier, fondé sur le récit du général Jean du Boucher qui fut jeune officier méhariste au GN d’Ijill dans les années trente, a déjà été publié ailleurs dans une forme différente des deux autres.
Les sept cercles, dont nous parlons, et La fille du chasseur qui relate l’expérience de Mariem mint Touileb dont le père s’était engagé comme goumier dans les années 1940 également au GN d’Atar, diffèrent en effet du premier dans le procédé d’écriture en ce qu’ils se présentent sous la forme d’un dialogue dans lequel j’apparais en creux dans le discours.
Ce procédé n’avait pas été encore été mis au point au moment de la rédaction du récit du méhariste, or il s’est révélé très efficace en ce qu’il permet de donner à entendre la voix du personnage. J’ai donc repris ce texte dans ce sens. Pour ce faire, j’ai dû revoir l’entrée dans le propos et modifier pratiquement toutes les phrases, d’une part pour inscrire ma présence en creux, et donc restaurer la notion de dialogue, et d’autre part pour faire passer le récit du mode écrit au mode parlé.
J’ai en outre ajouté des éléments que le général m’avait confiés concernant l’ensemble de sa carrière, et qui ne figuraient pas dans la première version, car la démarche de la trilogie consiste non seulement à présenter des témoignages vécus de cette « rencontre coloniale » mais aussi à en évoquer les effets lointains.
Traversées Mauritanides : Mais qui est donc Antinéa ?
Sophie Caratini : Antinéa est le personnage principal du roman L’Atlantide de Pierre Benoît, un livre publié en 1919 et qui a eu un grand succès. Il a d’ailleurs été porté à l’écran plusieurs fois. Pierre Benoît a mêlé le mythe à la fiction.
Il a imaginé que l’Atlantide, cette île mystérieusement engloutie par les eaux évoquée par Platon, s’est finalement retrouvée au cœur du Hoggar, et qu’il y a là, bien caché, un palais extraordinaire où vit Antinéa, petite fille de Neptune, le dieu de la mer de la mythologie grecque, et dernière descendante des Atlantes.
Son passe-temps favori consiste à attirer les hommes qui lui plaisent en provoquant des tempêtes de sable. Elle s’amuse à les rendre fous d’amour, puis quand elle s’en lasse, elle les transforme en statues d’airain. L’histoire met en scène deux officiers méharistes français qui vont être ainsi envoutés par la beauté surhumaine d’Antinéa. C’est une métaphore. Le personnage d’Antinéa illustre la fascination qu’exerce le désert sur ceux qui le parcourent, et en particulier sur les officiers méharistes.
Traversées Mauritanides : Jean du Boucher était-il un héros, ou un simple militaire affecté dans une unité méhariste ?
Sophie Caratini : Ni l’un ni l’autre. C’était un officier, et non « un simple militaire », il n’aurait sûrement pas aimé votre formule. Etre officier, c’est une culture, c’est là tout l’intérêt de ce livre : il montre comment la culture des officiers méharistes s’inscrit dans une histoire, qu’elle a ses codes, ses valeurs, et ses mythes, et qu’elle a une place bien particulière dans la société française.
Traversées Mauritanides : A-t-on des traces de ses ascendances ?
Sophie Caratini : Oui, il a été élevé dans un lignage de militaires, on lui a appris tout jeune son arbre généalogique, c'est-à-dire les noms et les exploits des hommes de sa lignée : leurs grades, leurs titres, les batailles célèbres auxquelles ils ont participé etc.
En découvrant cette autre culture, j’ai compris à quel point elle était proche de celle des Hassan de Mauritanie, ce qui explique peut-être pourquoi ils se sont si bien entendus. Les administrateurs civils avaient une tout autre culture, c’était pour la plupart des petits bourgeois ou même des prolétaires de province. Et ça change tout. L’histoire des tribus françaises serait très intéressante à étudier si on la considérait à la manière dont les Occidentaux ont considéré l’Afrique…
Traversées Mauritanides : Votre précédent ouvrage, Les sept cercles, traite d’un certain Moussa Djibi Wagne. Qui est-il et quelle originalité a son histoire ?
Sophie Caratini : Dans le cadre de mon travail sur la relation coloniale, telle qu’elle s’est déroulée dans le Nord mauritanien et sur ses effets individuels et collectifs, j’ai cherché à recueillir le témoignage d’un ancien tirailleur mauritanien qui avait fait son service militaire dans un des Groupes Nomades de l’armée française chargés de contrôler le Tiris-Zemmour.
J’ai longtemps cherché en vain, et finalement j’ai trouvé sept personnes dans des petits villages de la vallée qui correspondaient à ce profil. Ils étaient sans doute tous intéressants, mais j’ai finalement choisi de travailler avec Moussa Djibi Wagne, parce qu’il était notoire qu’il avait le goût de parler, de transmettre ses connaissances et de témoigner des innombrables péripéties de son existence.
Il était né en 1920, avait connu au village une enfance très heureuse, malgré la pression que les autorités françaises commençaient à faire peser sur les communautés de la vallée, puis il a été pris de force et envoyé « au service », en l’occurrence dans le Groupe Nomade d’Atar où il a passé 4 ans en tant que « tirailleur sénégalais ». Ensuite, fort de cette expérience militaire, il s’est engagé comme garde-cercle, mais sa carrière et sa vie ont basculé à la suite d’un conflit intervenu à Kiffa. S’en est suivi une longue errance.
Il est parti à pied, d’abord sans but, puis avec l’intention de rejoindre la Mecque. Mais il a dû s’arrêter en route, par manque de moyens. Se trouvant au Nigéria, il y est resté 40 ans, en différant son pèlerinage beaucoup plus tard, en avion. Il ne reviendra en Mauritanie qu’en 1989, au moment des violences perpétrées sur les communautés noires de la vallée.
L’itinéraire de Moussa est une véritable Odyssée. Il avait épousé 22 femmes (beaucoup étaient décédées, ce chiffre relève plutôt du malheur que du bonheur) et parlait 14 langues. Je l’ai rencontré en 2005. Malgré la réticence de ses proches, il avait décidé de témoigner, à travers le récit de son parcours, de l’histoire de sa communauté, de la misère que connaît aujourd’hui la vallée et de la difficulté de réconciliation des communautés maures et négro-africaines.
Il voulait surtout montrer qu’un paysan peul est un homme comme tous les hommes, et que la rupture entre les hommes est toujours un malheur. C’était en quelque sorte un « sage », mais un sage méconnu, comme il en existe tant en Afrique.
Traversées Mauritanides : Comme chez La Fille du chasseur, on sent l’influence de l’anthropologie dans Les sept cercles. Les faits sont-ils indissociables ?
Sophie Caratini : Je me réjouis que vous ayez perçu l’influence de l’anthropologie dans ces textes qui résultent effectivement d’une démarche scientifique et reposent non seulement sur le recueil de la parole des personnes interviewées mais également sur un important travail de recherche complémentaire, d’enquêtes parallèles auprès d’autres personnes et de nombreuses lectures et analyses comparatives des phénomènes, le tout reposant sur ma propre expérience de recherche en Mauritanie dans son ensemble.
Mon objectif était à la fois d’opérer une transposition de ces paroles, en des récits littéraires, et d’y inscrire directement ou en filigrane plusieurs niveaux de lectures possibles. En quelque sorte, ces livres sont destinés à la fois au grand public et aux spécialistes de la région et/ou de la discipline.
Traversées Mauritanides : Et là, en plus du style romancé, vous avez mis en incipit et fin de chaque chapitre des extraits de poèmes. Pourquoi ?
Sophie Caratini : Toute écriture est adressée à quelqu’un. Or du fait de la singularité de ma démarche, mes lecteurs sont potentiellement multiples. J’ai voulu provoquer une sorte de tension à leur intention, comme le font les scénaristes des films à suspens lorsqu’ils créent une sorte de jeu de piste dont les éléments doivent rester incompréhensibles, tout en étant des signes forts, le plus longtemps possible.
Les citations proposées en incipit de chaque chapitre ne sont pas des poèmes mais des proverbes traditionnels peuls. Ils font état de la culture traditionnelle, de son esprit et de la profondeur du temps dans lequel elle s’inscrit. Leur présence crée une sorte « d’ambiance » qui fait référence au village, à la brousse, à la sagesse d’antan.
Quant aux extraits de poésies qui apparaissent en fin de chapitre, tirés des recueils Les Pleurs de l’arc-en-ciel et Les Os de la terre de Bios Diallo, ils témoignent au contraire de la destruction des corps et des âmes engendrée par les événements de 1989.
Ils font référence à la cassure dont souffre la Mauritanie contemporaine. Donc les citations préliminaires évoquent les racines culturelles, c'est-à-dire l’enfance de Moussa, alors que les extraits de poèmes conclusifs se réfèrent à sa vieillesse. C’est la dynamique du temps qui est ainsi signifiée.
Traversées Mauritanides : Moussa Wagne n’a pas assisté à la sortie de votre livre. En écoutant, et reproduisant son récit de vie, avez-vous ressenti de la compassion ou simplement les confessions de quelqu’un qui disait ses joies et souffrances ? D’ancien colonisé, puis d’un homme libre, de grand voyeur et de polygame…
Sophie Caratini : L’anthropologie rejoint ici la littérature. Le travail de l’anthropologue consiste à essayer de comprendre la singularité et le point de vue des gens de la société qu’il étudie, puis d’en rendre compte à travers des analyses théoriques et/ou des descriptions détaillées, dans une perspective d’objectivité qui requiert, surtout au moment de la rédaction, une forme de mise à distance de soi-même.
Le travail de l’écrivain requiert à l’inverse que l’auteur s’identifie à son personnage, se mette mentalement « dans sa peau », et s’imagine dans cette peau-là. J’ai mixé les deux approches, opérant d’un côté des analyses distanciées des situations et du récit que m’en avait fait Moussa en tant que personne, et d’autre part, en effectuant une re-création de Moussa Djibi Wagne en tant que personnage du livre.
Ce faisant, je me suis efforcée de rester au plus proche de ce que j’avais appris de lui, mais sans effacer ce que j’ai dû projeter pour me mettre « dans sa peau », et donc écrire. Ce double processus est évidemment générateur d’un important champ de réflexion mêlé à de multiples émotions. Je peux dire que Moussa m’a procurée toutes sortes d’émotions, et que son enseignement, du fait du déplacement de point de vue que j’ai dû opérer pour écrire ce livre, a été bien au-delà du seul moment de recueil de sa parole.
Traversées Mauritanides : « Pour nous, la race, c’est la langue », dit-il. En veut-il à la tumultueuse histoire de la Mauritanie ?
Sophie Caratini : On ne peut pas en vouloir à l’histoire de son pays, surtout lorsqu’on est un croyant. Comme je vous l’ai dit, Moussa était un sage, en partie du fait de son grand âge, de toutes ces expériences qu’il avait vécues tout au long de sa vie, mais surtout en raison de cette quête de connaissance qui l’a toujours animé, une quête inscrite dans l’islam tel qu’il est prôné par la confrérie tijaniyya dont il était membre.
Il posait sur le malheur un regard critique comme tout un chacun, mais sans haine pour quiconque. Par cette formule qu’il aimait à répéter, « la race, c’est la langue », il exprimait cette conviction profonde qui était la sienne : qu’au-delà de la couleur de la peau, de la frisure du cheveu ou de la forme du nez, les êtres se distinguent en réalité par la culture, donc par la langue - puisque la langue est le reflet de la culture -, et qu’ils sont donc tous égaux non seulement en droit mais en humanité. En cela il était très anthropologue…
Traversées Mauritanides : Après ses longues pérégrinations dans plusieurs régions d’Afrique, il a jugement sans appel sur la France : « Les Français n’ont rien fait en Mauritanie ». Comment lire cela, puisqu’il montre même une certaine distance avec les tirailleurs ?
Sophie Caratini : Il faut remettre ces propos dans leur contexte. Ce qu’il dit en réalité c’est que tout ce qui a été réalisé sur le terrain africain à l’époque de la domination coloniale française au niveau matériel comme les infrastructures, au niveau social à travers les formes de l’administration, au niveau économique comme les modes de production, ou politique comme les guerres que les colonisateurs ont menées, a été effectué par une main d’œuvre africaine requise le plus souvent par la force directe ou indirecte : le travail obligatoire, la formation et le recrutement des commis, la conscription.
Par ailleurs, il montre également comment le système français, qu’il a expérimenté de manière exacerbée pendant son service militaire, a largement participé à créer une scission entre les communautés, et particulièrement entre sédentaires sahéliens et nomades sahariens en ce qu’elle s’est employée à leur appliquer deux modes de colonisation différents. Le travail forcé n’était pas appliqué aux nomades alors que la conscription était réservée aux sédentaires, auxquels avaient été associés les nomades peuls du fait de leur communauté de langue avec ceux qu'on appelait les "Toucouleurs".
Les Français ont en effet participé à instaurer un autre type de distinction ou d'amalgame entre les communautés par leur manière de catégoriser les gens en "ethnies", concept largement produit à l'époque coloniale et depuis lors dénoncé par les anthropologues. Et cela dans tout l’empire français.
Il en est résulté que les goumiers étaient considérés comme des « partisans » et avaient le statut de supplétifs. Aucun Maure, aucun Targui et aucun Toubou, pour ne citer que les plus importants, n’a jamais fait de service militaire pendant la colonisation, et aucun n’a été en conséquence sommé de participer aux guerres qu’a menées la France pendant cette période (les deux guerres mondiales puis toutes les guerres coloniales).
Les tirailleurs méharistes étaient des appelés ou des engagés et ilsavaient l’interdiction de fréquenter les partisans maures, même pendant leurs temps de loisir. Ces modes distincts de colonisation, ainsi que l’imposition de l’école française obligatoire dans les zones sédentaires, alors qu’auparavant tous les lettrés étaient arabisants, qu’ils soient sahéliens ou sahariens, est bien la base historique sur laquelle la nation mauritanienne a dû se construire.
Traversées Mauritanides : Il évoque aussi, beaucoup, les stratifications sociales dans son Fouta. Son regard va-t-il au-delà ?
Sophie Caratini : La société peule sédentaire, de la vallée du fleuve Sénégal, est effectivement très stratifiée, phénomène qui est sans doute à mettre en relation avec une économie agraire développée sur des terres de décrue dont la surface pouvait considérablement varier d’une année sur l’autre, ce qui augmentait les risques de conflit.
A la préoccupation, dans un espace non régulé par un Etat central, du maintien de la paix indispensable à la production agricole, donc à la vie des hommes, les sociétés devaient sans doute répondre par la création d’un système hiérarchique complexe et strict. Moussa, qui a beaucoup voyagé, a pu comparer l’organisation foutanke à d’autres sociétés, aussi le regard réflexif qu’il porte sur sa société est-il, à la fin de sa vie, très averti.
Traversées Mauritanides : Curieusement, c’est aussi un homme qui a beaucoup d’estime pour les femmes. Il parle avec beaucoup d’amour, de tendresse de ses épouses. Surtout de la Première, Ramata Diallo, en vraie confidente. C’est singulier ?
Sophie Caratini : Vous trouvez « curieux » qu’un homme puisse avoir beaucoup d’estime pour les femmes ?
Traversées Mauritanides : Je souligne juste la retenue, la discrétion que l’on connaît des hommes de cette communauté où on ne s’épanche pas sur...
Sophie Caratini : Là encore, la position de Moussa à l’aurore de sa vie est celle d’un sage. Lui - qui a épousé 22 femmes- a sans doute une grande expérience du féminin dont il a appris à apprécier l’essentiel. Que sa dernière épouse - qui fut aussi sa première épouse - soit devenue une « vraie confidente » n’a rien de singulier.
L’âge conduit à un retour sur ses années de jeunesse, et avoir une compagne qui en a été le témoin permet une qualité de la compréhension mutuelle inégalée entre personnes de qualité. Ramata était une femme exquise, qui a aimé son époux jusqu’à son dernier souffle. Il y avait, effectivement, entre eux une grande tendresse et une compréhension profonde, réconfort rare que l’un et l’autre avaient bien mérité.
Traversées Mauritanides : Vous citez, telle une épitaphe, cette phrase : « Un seul chagrin ne déchire pas le ventre en une seule fois ». A quoi cela renvoie-t-il ?
Sophie Caratini : Ce proverbe est plein de vérité. Il renvoie à ce que les psychanalystes interprètent comme une fonction de l’inconscient. Autre culture, autre interprétation. Mais, finalement tous disent la même chose : un chagrin, pour être dépassé, doit être « oublié ». Mais l’homme est ainsi fait qu’il ne peut rien oublier, il refoule. Son cerveau a en effet cette faculté de survie qui consiste à mettre dans un tiroir bien fermé à clé cette peine dont le fardeau, insupportable, pourrait engendrer le chaos. Au cours de la vie, d’autres chagrins auront le pouvoir d’ouvrir ce tiroir et d’ajouter au chagrin présent l’émotion d’un chagrin passé. Ce dicton illustre ce phénomène universel.
Traversées Mauritanides : Sur quoi portera votre prochaine publication puisque, à ce qu’il paraît, dès qu’on a goûté à l’écriture des récits on ne s’arrête plus !
Sophie Caratini : Vous avez sans doute remarqué que je n’ai fait figurer aucun appareil scientifique, ni aucune interprétation ou analyse théorique à côté des trois récits. Le but de cette relative carence, en regard de l’anthropologie, était d’élargir l’audience possible de ces ouvrages.
Il me reste à compléter l’ensemble par un retour sur ma propre expérience – le déroulement des enquêtes et le processus de construction littéraire –, par la production d’une analyse de la relation coloniale fondée sur la mise en perspective des trois points de vue que j’ai ainsi recueillis, et par la fourniture des cartes, photos, bibliographies etc, toutes choses que requiert le travail scientifique. Ce texte, qui sera donc mon prochain travail d’écriture, fera l’objet d’un quatrième volume d’accompagnement de la trilogie.
Traversées Mauritanides : De Mariem, fille de Nmadi, à Moussa le tirailleur et Antinéa du missionnaire, pensez-vous avoir fait le point sur la présence française et ses contours en Mauritanie?
Sophie Caratini : Bien sûr que non. D’abord mon objectif n’était pas celui-là, je me suis intéressée à la rencontre et à ses effets de manière dialectique, et surtout je n’ai traité qu’une partie du rapport colonial puisque je n’ai pas enquêté dans les milieux des administrateurs civils.
Certes, les militaires ont eu un rôle de premier plan dans la colonisation de la Mauritanie car les déserts ne peuvent pas être contrôlés par des civils, c’est une question de géographie dont on voit bien que malgré les progrès de la technique, elle reste entière aujourd’hui. Mais l’histoire de la période coloniale reste largement à écrire, et elle doit l’être par les Mauritaniens. Pour cela il faut qu’ils puissent accéder aux sources, nous y travaillons.
Traversées Mauritanides : La Mauritanie, vous n’en parlez pas qu’ici. Car on dit de vous que vous êtes une grande ambassadrice de ce pays. Quels retours recevez-vous de vos publications et de vos sorties, interventions, conférences et autres ?
Sophie Caratini : J’ai longtemps été boudée par la communauté scientifique de mon pays, en particulier par Pierre Bonte qui avait la place d’honneur, le pouvoir du « spécialiste de la Mauritanie » sur laquelle il a écrit de nombreux et fort intéressants articles, mais pratiquement aucun ouvrage d’auteur, à l’exception de sa thèse.
Cependant, malgré cette mise à l’écart, j’ai continué à suivre mon chemin, discrètement encouragée par quelques grands noms de la discipline comme Claude Levi-Strauss, Jacques Berque, Jean Duvignaud, Françoise Héritier et Maurice Godelier, ce qui m’a permis de me sentir un peu légitime, en tant que chercheur.
Cette situation, pas toujours facile à vivre, m’a conduite à préférer écrire dans la solitude plutôt qu’intervenir ici ou là dans les « sorties, interventions et conférences ». Mais depuis quelques années, en particulier depuis la publication de mon ouvrage Les non-dits de l’anthropologie, mon approche singulière qui intègre la relation qu’entretient la société de l’anthropologue avec la société étudiée plutôt que se focaliser toujours sur « l’objet d’étude », est reconnue digne d’intérêt.
L’importance de mes travaux est désormais reconnue, et les retours positifs sont de plus en plus nombreux. Je suis maintenant régulièrement sollicitée, surtout par la jeune recherche à qui l’évolution du système académique impose un chemin obligé de plus en plus prégnant qui bride la recherche fondamentale, comme en témoigne la relative panne de la pensée que connaît l’intelligentsia européenne depuis quelques années. Je représente pour beaucoup un exemple auquel il est possible de se référer, pour s’autoriser à faire de l’anthropologie « autrement ».
Propos recueillis par Bios Diallo
Antinéa mon amour par Sophie Caratini, Ed. Thierry Marchaisse, 2017
Les sept cercles, Une odyssée noire par Sophie Caratini, Ed. Thierry Marchaisse, 2015